ウンベルト・エーコさんの「Ur-fascisme」(ウルファシズム、あるいは原ファシズム)という概念を目にした。その特徴を以下のように記述している。日本では1998年に 『永遠のファシズム』 として訳されているようなので、相当遅い気付きであった。
1.
La première caractéristique d'un Ur-fascisme, c'est le culte de la
tradition. Le traditionalisme est plus ancien que le fascisme. Il ne fut
pas seulement typique de la pensée contre-révolutionnaire catholique
après la Révolution française, il est né vers la fin de l'âge
hellénistique, en réaction au rationalisme grec classique.
Dans
le bassin méditerranéen, les peuples de religions différentes (toutes
acceptées avec indulgence par le Panthéon romain) se prirent à rêver
d'une révélation reçue à l'aube de l'histoire humaine. Cette révélation
resta longtemps cachée sous le voile de langues désormais oubliées,
confiée aux hiéroglyphes égyptiens, aux runes celtes, aux textes sacrés,
encore inconnus, des religions asiatiques.
Cette
nouvelle culture devait être syncrétiste. Le syncrétisme n'est pas
seulement, comme l'indiquent les dictionnaires, la combinaison de
diverses formes de croyances ou de pratiques. Une telle combinaison doit
tolérer les contradictions. Tous les messages originaux contiennent un
germe de sagesse et, lorsqu'ils semblent dire des choses différentes ou
incompatibles, c'est uniquement parce que chacun fait allusion, de façon
allégorique, à quelque vérité primitive.
Conséquence : il ne peut y avoir d'avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes et l'on ne peut
que continuer à interpréter son message obscur. Il suffit de regarder
le syllabus de chaque mouvement fasciste pour y trouver les principaux
penseurs traditionalistes. La gnose nazie se nourrissait d'éléments
traditionalistes, syncrétistes, occultes. Julius Evola, la source
théorétique essentielle de la nouvelle droite italienne, mélangeait le
Graal avec les Protocoles des Sages de Sion, l'alchimie avec le Saint
Empire romain. Le fait même que, pour montrer son ouverture d'esprit,
une partie de la droite italienne ait récemment élargi son syllabus en
réunissant De Maistre, Guénon et Gramsci, est une preuve lumineuse de
syncrétisme.
Si
vous regardez par curiosité les rayons des librairies américaines
portant l'indication « New Age », vous y trouverez même saint Augustin,
lequel, pour autant que je sache, n'était pas fasciste. Mais le fait
même de réunir saint Augustin et Stonehenge, ça, c'est un symptôme
d'Urfascisme.
2.
Le traditionalisme implique le refus du monde moderne. Les fascistes
comme les nazis adoraient la technologie, tandis qu'en général les
penseurs traditionalistes la refusent, la tenant pour la négation des
valeurs spirituelles traditionnelles. Toutefois, bien que le nazisme ait
été fier de ses succès industriels, ses louanges de la modernité
n'étaient que l'aspect superficiel d'une idéologie fondée sur le « sang » et
la « terre » (Blut und Boden). Le refus du monde moderne était camouflé
sous la condamnation du mode de vie capitaliste, mais il recouvrait
surtout le rejet de l'esprit de 1789 (et de 1776 bien sûr) : le siècle
des Lumières, l'Age de la Raison, conçus comme le début de la
dépravation moderne. En ce sens, l'Urfascisme peut être défini comme
irrationalisme.
3.
Lʼirrationalisme dépend aussi du culte de l'action pour l'action.
Lʼaction est belle en soi, on doit donc la mettre en œuvre avant - et
sans - la moindre réflexion. Penser est une forme d'émasculation. Ainsi,
la culture est suspecte, puisqu'on l'identifie à une attitude critique.
De la déclaration attribuée à Goebbels (« Quand j'entends le mot
culture, je sors mon revolver ») à l'emploi courant d'expressions telles
que sales intellectuels, crânes d'œuf, snobs radicaux, les universités
sont un repaire de communistes, la suspicion envers le monde
intellectuel a toujours été un symptôme d'Ur-fascisme. Lʼessentiel de
l'engagement des intellectuels fascistes officiels consistait à accuser
la culture moderne et lʼintelligentsia d'avoir abandonné les valeurs
traditionnelles.
4.
Aucune forme de syncrétisme ne peut accepter la critique. L'esprit
critique établit des distinctions, et distinguer est un signe de
modernité. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le
désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Pour l'Ur-
fascisme, le désaccord est trahison.
5.
Le désaccord est en outre signe de diversité. LʼUr-fascisme croît et
cherche le consensus en exploitant et exacerbant la naturelle peur de la
dififérence. Le premier appel d'un mouvement fasciste ou prématurément
fasciste est lancé contre les intrus. LʼUr-fasciste est donc raciste par définition.
6.
LʼUr-fascisme naît de la frustration individuelle ou sociale. Aussi,
l'une des caractéristiques typiques des fascismes historiques est elle
l'appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise
économique ou une humiliation
politique,
épouvantée par la pression de groupes sociaux inférieurs. A notre
époque où les anciens « prolétaires » sont en passe de devenir la petite
bourgeoisie (et où les Lumpen s'auto-excluent de la scène politique),
le fascisme puisera son auditoire dans cette nouvelle majorité.
7.
Quant à ceux qui n'ont aucune identité sociale, l'Ur- fascisme leur dit
qu'ils jouissent d'un unique privilège - le plus commun de tous : être
né dans le même pays. La source du nationalisme est là. Par ailleurs,
les seuls à pouvoir fournir une identité à la nation étant les ennemis,
on trouve à la racine de la psychologie Ur-fasciste l'obsession du
complot, si possible international. Les disciples doivent se sentir
assiégés. Le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à
en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir
de l'intérieur. Aussi les juifs sont-ils en général la meilleure des
cibles puisqu'ils présentent l'avantage d'être à la fois dedans et
dehors. Aux Etats-Unis, le livre de Pat Robertson, The New World Order, constitue le dernier exemple en date d'obsession du complot.
8.
Les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et
la force de l'ennemi. Quand j'étais enfant, on m'apprenait que les
Anglais étaient « le peuple aux cinq repas » : ils mangeaient plus
souvent que le pauvre mais sobre Italien. Les juifs sont riches et ils
s'entraident grâce à un réseau secret d'assistance mutuelle. Cependant,
les disciples doivent être convaincus de pouvoir vaincre leurs ennemis.
Ainsi, par un continuel déplacement de registre rhétorique, les ennemis
sont a la fois trop forts et trop faibles. Les fascismes sont condamnés à
perdre leurs guerres, parce qu'ils sont dans l'incapacité constitutionnelle d'évaluer objectivement la force de l'ennemi.
9.
Pour l'Ur-fascisme, il n'y a pas de lutte pour la vie, mais plutôt une
vie pour la lutte. Le pacifisme est alors une collusion avec l'ennemi ;
le pacifisme est mauvais car la vie est une guerre permanente.
Toutefois, cela comporte un complexe d'Armageddon : puisque les ennemis
doivent et peuvent être défaits, il devra y avoir une bataille finale, à la
suite de laquelle le mouvement prendra le contrôle du monde. Cette
solution finale implique qu'il s'ensuivra une ère de paix, un Age d'or
venant contredire le principe de guerre permanente. Aucun leader
fasciste n'a jamais réussi à résoudre cette contradiction.
10.
Lʼélitisme est un aspect type de l'idéologie réactionnaire, en tant que
fondamentalement aristocratique. Dans l'histoire, tous les élitismes
aristocratiques et militaristes ont impliqué le mépris pour les faibles.
LʼUr-fascisme ne peut éviter de prêcher l'élitisme populaire. Tout
citoyen appartient au peuple le meilleur du monde, les membres du parti
sont les citoyens les meilleurs, tout citoyen peut (ou devrait) devenir
membre du parti. Cependant, il n'est point de patriciens sans plébéiens.
Le leader, qui sait que son pouvoir n'a pas été obtenu par délégation
mais conquis par la force, sait aussi que sa force est fondée sur la
faiblesse des masses, tellement faibles qu'elles méritent et ont besoin
d'un dominateur. Comme le groupe est organisé hiérarchiquement (selon un
modèle militaire), chaque leader subordonné méprise ses subalternes,
lesquels méprisent à leur tour leurs inférieurs. Tout cela renforce le
sentiment d'un élitisme de masse.
11.
Dans cette perspective, chacun est éduqué pour devenir un héros. Si dans
toute mythologie, le héros est un être exceptionnel, dans l'idéologie
Ur-fasciste, le héros est la norme. Un culte de l'héroïsme étroitement
lié au culte de la mort : ce n'est pas un hasard si la devise des
phalangistes était «Viva la muerte ! ». Pour les gens normaux, la mort est
désagréable mais il faut l'affronter avec dignité;
pour
les croyants, c'est une façon douloureuse d'atteindre a un bonheur
surnaturel. Le héros Ur-fasciste, lui, aspire à la mort, annoncée comme
la plus belle récompense d'une vie héroïque. Le héros Ur-fasciste est
impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il lui
arrive plus souvent de faire mourir les autres.
12.
Puisque la guerre permanente et l'héroïsme sont des jeux difficiles à
jouer, l'Urfasciste transfère sa volonté de puissance sur des questions
sexuelles. Là est l'origine du machisme (impliquant le mépris pour les
femmes et la condamnation intolérante de mœurs sexuelles non
conformistes, de la chasteté à lʼhomosexualité). Puisque le sexe aussi
est un jeu difficile à jouer, le héros Urfasciste joue avec les armes,
véritables Ersatz phalliques: ses jeux guerriers proviennent d'une invidia penis permanente.
13.
LʼUr-fascisme se fonde sur un populisme qualitatif. Dans une démocratie,
les citoyens jouissent de droits individuels, mais l'ensemble des
citoyens n'est doté d'un poids politique que du point de vue quantitatif
(on suit les décisions de la majorité). Pour l'Ur-fascisme, les
individus en tant que tels n'ont pas de droits, et le « peuple » est conçu
comme une qualité, une entité monolithique exprimant la volonté commune.
Puisque aucune quantité d'êtres humains ne peut posséder une volonté
commune, le Leader se veut leur interprète.
Ayant perdu leur pouvoir de délégation, les citoyens n'agissent pas,
ils sont seulement appelés, pars pro toto, à jouer le rôle du peuple.
Ainsi, le peuple n'est plus qu'une fiction théâtrale. Pour avoir un bon
exemple de populisme qualitatif, il n'est plus besoin de Piazza Venezia
ou du Stade de Nuremberg. Notre avenir voit se profiler un populisme
qualitatif yélé ou internet, où la réponse émotive d'un groupe
sélectionné de citoyens peut être présentée et acceptée comme la « voix
du peuple ». En raison de son populisme qualitatif, l'Ur-fascisme doit
sʼopposer aux gouvernements parlementaires « putrides ». Lʼune
des
premières phrases que prononça Mussolini au parlement italien fut : «
J'aurais pu transformer cette salle sourde et grise en un bivouac pour
mes manipules. » Effectivement, il trouva aussitôt un meilleur abri
pour ses manipules, mais peu après il liquida le parlement. Chaque fois
qu'un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement
parce qu'il ne représente plus la Voix du Peuple, on flaire l'odeur de
l'Ur-fascisme.
14.
L'Ur-Fascisme parle la « novlangue ». La « novlangue » fut inventée par Orwell
dans 1984, comme langue officielle de l'Ingsoc, le socialisme anglais,
mais des éléments d'Urfascisme sont communs à diverses formes de
dictature. Tous les textes scolaires nazis ou fascistes se fondaient sur
un lexique pauvre et une syntaxe élémentaire, afin de limiter les
instruments de raisonnement complexe et critique. Cela dit, nous devons
être prêts à identifier d'autres formes de novlangue, même lorsqu'elles
prennent l'aspect innocent d'un populaire talk-show.
纏めると、
1. Le culte de la tradition
2. Refus du monde moderne
3. L’irrationalisme et culte de l’action pour l’action
4. Le désaccord, l’esprit critique, est une trahison
5. Refus radical de la différence, raciste par définition
6. L’appel aux classes moyennes frustrées
7. L’obsession du complot
8. Exalter la force de l’ennemi puis la vaincre
9. Le pacifisme est une collusion avec l’ennemi
10. L’élitisme de masse
11. Le culte du héros
12. Puissance = culte du machisme = mépris pour les femmes
13. Les individus n’ont pas de droit, seul le peuple...
14. Invention d’une nouvelle langue, lexique pauvre, syntaxe élémentaire